We belong to America.
C’était ce que ton père t’avait toujours inculqué. De ce genre de « toujours » qui signifie en toute occasion. Vraiment. N’importe quand. Quatre juillet, anniversaire, enterrement, mariage, partie de pêche, en réunion de famille, avant d’aller se coucher, en se réveillant au matin, avant d’aller aux toilettes, en en sortant, parfois même en y étant. C’était devenu son leïtmotiv, nécessaire comme l’oxygène qu’il respirait, inexplicable mais absolue, sa petite toupie façon Inception personnelle grammaticalisée.
Cela faisait à peu près vingt ans que Alejandro Hewitt était arrivé sur le sol Texan où il avait décidé de passer le reste de sa vie, et autant de temps depuis qu’il avait commencé à être obsédé par ce patriotisme exacerbé qu’il avait cru nécessaire à l’obtention de sa carte verte. Cet exemplaire-ci de sa très chère maxime suivait le traditionnel « Amen » post-Bénédicités qui précédait la libération de vos estomacs avaient ponctué de gargouillements impératifs.
- Laissez des Enchiladas à Marco, signala paisiblement Shae, ta mère, réfugiée derrière le rideau sombre fleurant l’après-shampoing à l’amande de ses cheveux, entre-ouvert sur son visage placide, attendant patiemment que sa tribu se soit servie pour prendre sa part du repas qu’elle avait pourtant elle-même préparé.
Tu n’avais vraiment approuvé cette attitude, même si ça dénotait un progrès intéressant, au moins elle ne passait pas la soirée dans la cuisine, mais tu avais fini par la croire normale. Et tu n’étais certainement pas prêt de renoncer à un avantage si flagrant dans ton existence alimentaire.
-Et pourquoi ?, beugles-tu presque alors que ton frère aîné t’adresse un sourire narquois qu’un méchant de dessin animé portoricain n’aurait pas renié, sa main hypertrophiée par les compléments protéinés que tu le soupçonnes de cacher dans la grange, dangereusement tendue vers ton assiette fumante.
-Parc’que c’est moi l’plus beau…
-Il a gagné le match, explique-t-elle en haussant ses épaules comme si tu étais fréquemment atteint de crises d’amnésies pas particulièrement préoccupantes, adressant un regard presque admiratif sur le plus âgé de ses fils.
-Et le baseball est le sport préféré de l’Amérique, clame ton père comme s’il sacrait Marco vétéran de guerre, et légitimait du même coup le sacrifice des morceaux de poulet en tortilla à son appétit proprement démentiel.
-Et faut bien qu’il remplisse tout-ça, fit Enjolras, le cadet de la fratrie, envoyant un coup de poing dans le biceps proéminent de son frère, ne se sentant pourtant absolument pas concerné par les réclamations matrimoniales et enfournant dans sa large bouche une enchilada complète d’un seul coup de fourchette, sous le rire gras de Marco.
Tu te souviens de cette vibration profonde et gutturale sur laquelle il essayait de tordre des notes d’amusement. Tu te souviens de l’époque où il te mettait sur ses cuisses déjà larges et te faisait presque tomber tant son hilarité secouait son torse précocement musclé. Ca n’avait pas tellement changé. Sauf que maintenant, c’est toi le principal sujet des rires.
Javier, plus jeune d’un an que toi, se soumet à l’Autorité sportive et cède sans sourciller la moitié de son repas. Dans ses yeux, tu perçois déjà cette lueur malsaine de compréhension rageuse, cette espérance féroce d’occuper un jour cette place de dominant. Et ce qui te laisse le plus perplexe, anxieux ? , c’est qu’il ne semble pas s’embarrasser de prendre en compte que tu es sensé être plus âgé que lui. Sous la table, tu sers tes poings jusqu’à ce que tes phalanges se retrouvent totalement exsangues, la tête baissée sur ton assiette pleine, tu sens les yeux goguenards de Marco posés sur toi.
-Moi, je veux bien te donner mes anchiladas, Cholassino…
La petite voix plus tout à fait suraiguë, mais pas encore assez grave pour appartenir à une enfant de plus de six ans, s’élève à tes côtés. Tu tournes la tête et contemples avec presque de l’adoration dans les rétines la petite fille qui tend à bout de ses petits bras tremblants sous la tension son assiette, son menton relevé avec sérieux, sur sa langue un accent hispanique hésitant.
Tes parents assistent aux transactions sans un mot, trop habitués pour se formaliser des règles primitives de votre troc gastronomique.
Tu lui adresses un sourire rassurant et glisse ta part dans le plat qu’elle te tend. Marco baisse la tête. Ta mère a un petit sourire. Personne n’osera réclamer ces tortillas-là. Jayma laisse une petite moue étonnée se peindre sur son visage mais ramène son butin, car incapable de le tenir plus longtemps, devant elle. Javier fronce ses sourcils avec réprobation.
Tu attrapes le saladier à laitue resté intouché, et, parce qu’il faut bien se nourrir, plante ta fourchette à même le plat.
Tout compte fait, le végétarisme, c’était bien aussi.
-Il… a sauté une classe ?
-Oui. J’ai vu maman recevoir la lettre.
-Tu veux dire… Sexuellement ?,grimaces-tu, avec quelque chose qui ressemble à de l’espoir.
Elle roule des yeux.
-Arrête de faire l’abruti, on dirait…
-Javier ? Alors, tu m’expliques comment il a pu passer de grade comme-ça ?
-Il a triché.
Tu digères l’information bien plus facilement que tu ne l’aurais cru.
-Tu… Comment ?
-Ouvre les yeux, Nicho. Tu crois qu’il traîne avec Tallman par pur soutien pour la cause homosexuelle ?
-Il passerait très bien sur un char de la Gay Pride…
-C’est ça, déjà qu’il est prêt à balancer un saut d’eau bénite sur le premier travesti qu’il croise…
-D’accord. Il passe sa vie à balancer des blagues vaseuses à base de vaseline et de sodomie… Mais qu’est-ce que Tallman a avoir avec…
-Il passe ses tests. Il écrit le nom de Javier sur sa copie. Javier écrit celui de Tallman. Tallman est surdoué et a C-. Javier est… Javier et se tape des A+. Voilà tout.
-Mais pourquoi Tallman…
-Le charme des Hewitt.
-Quoi ?
-Arrête, Tallman fait payer la moitié du lycée pour qu’il écrive leurs papiers. Fais pas genre, toi aussi, pour cet exposé sur la Guerre d’Indépendance, tu…
-Il ne m’a rien fait payer du tout.
-Exactement. Le charme des Hewitt. Et le gêne des bubble butts y est pour beaucoup aussi, j’imagine.
-Mais…
-Tallman s’en fout, Nic. Il peut passer son année en deux ans, de toute façon, son SAT sera supérieur à tout ce que le MIT aura jamais la chance de connaître. Aider le quaterback de l’équipe du lycée, c’est s’assurer de s’éviter des explorations quotidiennes des fonds de poubelle de l’école et de sans doute pouvoir l’observer en toute impunité quand il se change dans les vestiaires.
-Javier est du genre à aimer qu’on ait les yeux sur lui…
-Et peut importe à qui appartiennent ces yeux. Et j’imagine que Tallman en profite pour lustrer son casque avec sa bave.
Grimace.
-Mais comment Javier va s’en sortir pour l’année, sans…
-Tallamn pourra faire toutes les recherches et les travaux à domicile. Et je suppose qu’il compte sur toi pour les interros…
-Il pourra toujours aller crever… Et pour la…
-Fac ? La bourse d’étude des joueurs de football. Ca remplace toute l’intelligence du monde.
Tu restes pensif une minute.
-Et tu penses vraiment que m’annoncer ce genre de nouvelle va me faire zapper le fait que tu es prête pour sortir avec ce boxer que tu prétends appeler short ?
-Shorty, Cholassino., corrige-t-elle en prenant son accent d’enfant, Tu saurais si tu pensais à avoir une copine de temps en temps. Et… Oui ! Ca a marché ?
-Mouais… Allez, vas-y…
-T’es l’meilleur…
Elle plante en baiser sur ta joue.
-Tu sais que je tabasserai ce…
-Wyatt…
-… petit con si jamais il ose te larguer…
-Evidemment. Et je sais aussi que tu seras de toute façon trop occupé à me faire un câlin pour ça…
Elle lâche un petit rire argentin et se détourne de toi. Appuyé contre le chambranle de la porte d’entrée, tu l’observes s’éloigner sous le porche.
-Oh… Et si jamais il te… « touche ». J’aménagerai mon planning pour caser câlin et meurtre dans la même soirée…
Elle lève les yeux vers le ciel troué d’étoiles pâles et s’enfuit.
Les mains dans les poches de ton jeans délavé, tu pivotes sur des talons et va à pas lents jusqu’à sa chambre. Du bout du doigt, tu vérifies que le string rouge que tu as trouvé quand c’était ton tour à la lessive, expérience particulièrement traumatisante, à tel point que tu doutais même qu’un fétichiste ait pu surmonter la vision, et si ce n’était que ce sens-là qui avait été agressé, face au spectacle de la masse de sous-vêtements dédiés aux entraînements de tes frères, est toujours bien à sa place.
Juste pour être sûr.
Marco était arrivé au bal d’automne avec à son bras la plus belle des filles du lycée. Enjolras avec deux cheerleaders. En même temps. Même si Javier était depuis deux mois déjà dans ton année, tu t’attendais au moins à ce qu’il vienne avec une prof. Il ne l’avait pas fait. Il avait trouvé bien mieux.
Bien pire.
Il était venu avec ta cavalière.
Sur le parking même pas illuminé du lycée, tu les fixes, lui et son foutu sourire moqueur.
Qu’est-ce qui t’empêchait de latter la gueule bien rasée de ce pénis démoniaque monté sur crampons, déjà ? Ah ouais, le sang. Votre lieu utérin de villégiature fœtale, cette grande course aux spermatozoïdes où vous aviez tout deux finis premiers. C’était ça. La seule chose qui sauvait son petit cul sans doute encore moulé dans un short de compression sous son costume mal ajusté, c’était l’ADN un peu trop semblable au tien qui le constituait.
Tu fermes les yeux sur un noir que tu tentes de croire apaisant. Tu te rappelles de respirer.
Tu inspires. Un. Deux. Trois. Tu souffles. Tu inspires. Un. Deux.
-Her pussy tasted like Pepsi Cola. You have always preferred lemonade, lil’ big Bro…
Trois.
C’est le nombre de coups de poings que tu lui assenas dans la mâchoire avant qu’il ne daigne s’écrouler. Tu l’observes gémir, allongé sur l’asphalte. Au final, la famille, c’est un concept très surfait.
Alors que la connerie, ça reste un indémodable.
Le torse aussi nu que le reste de ta petite personne recouverte d’une fine pellicule de sueur, tu reposes ton dos contre le mur et l’observes, étendue sur le lit, ses vêtements froissés dans un coin de la chambre quasiment vide, plus blanche que les draps moites qui ne la couvrait même plus. Le front fiévreux, ses cheveux pâles étalés sur le matelas tacheté, elle contemple du bout de ses cils blonds les Cieux que ses pupilles dilatées à l’extrême distinguent sur le plafond de la chambre, ses lèvres molles s’agitent dans le vide, comme si elle ne savait plus très bien si tu avais arrêté de lui faire le plaisir, à défaut d’amour, ou si elle devait continuer à gémir. Le sexe saupoudré, ça doit quand même être quelque chose. Un de ces trucs si magnifiques que ça te terrifie. Que ça te marque le cerveau à la pointe de tes sinus rougis.
Tu lui as fait un prix. Cette semaine, c’était réduction spéciale pour les cheerleaders. Tu la regardes frissonner sous des caresses que tu ne lui donnes pas et tu comprends. Tu te rappelles pourquoi tu détestes traîner avec les camés, et encore moins t’envoyer tes clients.
La pitié, c’est le truc le moins bandant du monde.
Tu fermes les paupières, pour éviter de voir ce gamin rachitique des publicités Unicef, et ses mouches dans les yeux, qu’elle simule si bien.
Soupir.
Tu dois admettre que Javier avait raison.
Tu déposes un baiser sur ses lèvres au goût de soda.
-Coke side of life…
Personne n’a payé la caution.
Evidemment. Qui aurait bien pu avoir les moyens, et l’envie, de s’emmerder à te sortir de taule ? Jayma n’est pas encore majeure. Jamais tu n’appelleras tes parents. Quant à Javier. Hé bien. Tu l’imaginais assez bien au poste de celui qui t’avait balancé aux flics.
En arrivant au poste, tu avais croisé Tacha.
Quand tu penses à la pivoine que tu avais glissé au milieu du petit déjeuner au lit que tu lui avais apporté après votre nuit d’amour, ta toute première, ça te fout un pincement à ce cœur censé être musclé et durci maintenant. Derrière tes barreaux qu’ils n’ont même pas pris la peine de bomber en doré, parce que l’espoir n’est plus autorisé en milieu carcéral, un peu comme les alliances et les lacets de chaussure. Tu repenses à Rapunzel que tu décrivais si minutieusement à Jayma le soir et te dis que même avec ses extensions, elle aurait bien emmerdée pour s’échapper de cette cellule-ci, fut-elle au ras du sol.
Une main au cul. Un poing dans la gueule. Tu passes ta vie de prisonnier à soulever de la fonte et à rester tapi dans ce qui est censé te servir de chambre, n’utilisant plus que ton petit lavabo pas tellement personnel pour te laver, car peu adepte de la savonnette.
L'hygiène passe après l'homovirginité.
La main tendue vers la paire de lunette Armani, un modèle homme, sans doute abandonné par un mannequin Abercrombie de passage, en contraste total avec l’immense demeure quasiment monochrome fushia, qui trône sur la coiffeuse, un sourire s’étire sur ton visage. Cette nuit est parfaite. Un peu plus tôt dans la soirée, tu avais fait tes repérages autour de la villa, le pouce quasiment devenu une extension de l’I-phone dont tu ne savais même plus très bien si tu l’avais acheté ou dérobé. Le souffle court, tu avais fixé l’écran pendant près d’une heure, ne pouvant te fier qu’à celui-ci pour savoir si tu pouvais pénétrer les lieux choisis pour ton vol, car unique source de confirmation si l’annonce de l’apparition de sa propriétaire peroxydée dans une boîte de nuit du centre de LA était bien confirmée.
Deux ans passés dans cette ville étaient largement suffisants pour savoir que chaque nuit au moins trois clubs gays annonçait une des sœurs Kardashians sur leur podium, où finissait généralement, malgré leur multitude familiale, un travesti à tendances exhibitionnistes peut-être même pas vraiment Arménien vissé sur de mauvaises contrefaçons Louboutin. Alors, en matière d’intrusion dans la vie pas si privée que ça des stars pour te permettre de vivre la tienne, tu préférais prendre tes précautions.
Par chance, dans ce cas-ci, elles n’avaient pas vraiment été nécessaires. Pas un chien, même pas de caniche chloroformé, ce qui était en quelque sorte une grande première, pas de barrières électriques ou de garde-du-corps sous stéroïdes, quant aux surveillances électroniques, toutes les alarmes semblaient avoir été court-circuitées de l’intérieur même du système.
Si tu avais cru un seul mot de ce que tes parents t’avaient assené en matière de principes bibliques, tu y aurais presque vu un Signe du pseudo-Divin.
Tes doigts gantés de noir bordent les verres teintés à plus de mille quatre-cent dollars. Tu les mets presque par réflexe, accordes un sourire appréciateur au reflet qui te fait face dans la glace et te mettrais presque à siffler. Soudain, tu redresses la tête. Tu te figes totalement, scrutant le miroir où, à sa surface, fleurait une silhouette qui n’avait rien à voir avec la tienne. Le silence s’abat. Tu ne respires plus. Ses sourcils se froncent. Tu pivotes, trois pas, son poignet agrippé, tu la plaques contre le mur recouvert de fourrure rosâtre à laquelle tu crois bien être allergique. Sans doute du bélouga.
Ses cheveux effleurent ton visage féroce. Vos souffles se caressent. Son regard heurte ton sourire carnassier.
-Vous faîtes souvent vos courses ici ?
Ta tête émerge lentement d’un tas d’oreillers et de draps.
Confus, tu passes une main hésitante dans tes cheveux bruns ébouriffés, tes yeux mi-clos tentant de s’extirper du flou vaguement artistique qu’est devenu ton champ de vision. Dans tes méandres rétiniens, tu aperçois le cadran neuf carats de ta montre, ou plutôt la montre malencontreusement « perdue » par un Xème acteur imberbe de teen soap.
9 a.m.
Il te faut un instant et trois battements de paupières pour te rendre compte que les draps glissés entre tes cuisses à moitié dévoilées ne sont pas les tiens. Peu à peu, insidieux, imprévu, un parfum vient effleurer tes sens engourdis. Une fragrance florale, qui n’a rien avoir avec ton odeur, mais qui te paraît si familière.
Si désirable ?
Tu étends un peu plus loin ton cou et aperçois un creux dans le matelas à tes côtés. Te relevant doucement sur tes coudes, tu glisses une main frémissante sur la place tiède, les sourcils froncés. Tu inspires profondément.
Tu la respires.
Tu étais parfaitement installé. Ton plan était millimétré à la seconde près. C’était simplement de l’amusement. Un petit bonus pour une gueule de bois en bonne compagnie. De quoi t’entraîner en l’absence de Shana. Pour te prouver qu’en ce domaine, tu es bien le meilleur.
Du coin de l’œil, tu surveilles la starlette, en apparente longue conversation avec une sombre inconnue, avant-bras et verres vides sur le bar. En vérité, c’est elle qui entretient un vaste dialogue avec son amie Tequila où tu n’es inclus que dans la mesure d’un sourire étincelant, d’un grognement enjoué de temps en temps et un verre que tu lui paies à chacun de ses ex évoqués. Histoire d’être bien certain qu’elle ne se méfie pas de tes regards qui ne se dirigent que vers le fond du semi-club, tu fais jouer tes muscles trapèzes, de quoi accrocher son attention salivaire un bon petit moment, tu n’en doutes pas une seconde.
Enfin, tu vois ta cible qui lève ses fesses précocement mal-botoxées de sa banquette, de toute évidence pour satisfaire un besoin naturel, sans doute un rail de poudre à s’envoyer sur la lunette des toilettes. Sourire satisfait. Il te suffira de bazarder la « conversation » que tu as pourtant toi-même engagé avec l’insignifiante rousse, t’approcher de sa table, quémander à son accompagnateur le briquet que tu as vu celui-ci ranger dans sa poche, tout en t’appuyant sur la table, la main, oh quel hasard, écrasée sur le smartphone de la jeune créature. Quand cette-dernière passera à côté de toi, tu balanceras un « adios » méprisant à la gamine et… Et…
Alors que la porte des toilettes se referme, tu es toujours assis.
Des dents alignées sur un sourire fasciné par les paroles que tu as fini par écouter bloque la conclusion de votre entretient, tes yeux se fixent sur ces lèvres parme. Ses lèvres.
Sur les tiennes. Encore. Et encore. Plus fort.
Un baiser qui ressemble à une morsure. Une caresse qui ressemble à l’amour. Son odeur t’emplissait complètement, bouchait tous tes pores, s’incrustait dans ton cœur et débordait de ton âme. Ton âme. Depuis quand tu en avais une ? Son odeur. Son odeur. Son odeur.
Alexis.
Tu te relèves, envoies valser tes jambes sur le bord du lit. Entre les mains, un objet de la taille d’un petit portable, un écusson king-size. Du bout du pouce, tu traces les contours gravé au doré dans le métal.
Alexis Wolf.
Trois pas dans le couloir, deux dans la chambre. Des cheveux. Des cheveux roux. Des jambes dévoilées. Des jambes interminables. Les vols et les risques s’en vont. L’incompréhension et le sommeil aussi. Ton plan d’évasion se désintègre. Tes pensées s’évaporent, tes questions disparaissent. Ne reste que son visage qui se pose sur le tien. Que son corps dont tu as arraché ta chemise qui le couvrait. Que son corps que tu renverses sous ton torse. Sans réfléchir, avec aimer.
C’est bien la première fois que tu as envie de passer aux aveux.
-Don’t you dare to handcuff me…
« Luv u 2. »Le sms luit dans l’obscurité. Dans ta main tremblante, on dirait qu’il pulse.
Boum. Boum. Bam. Boum. Boum. Bam.
Ah non, ce n’est que ton cœur.
Elle croit à ce qu’elle a écrit. Tu le sais. Tu le sens. Parce que toi aussi. De tout ton corps, de toute ton âme. Et putain qu’est-ce que ça fait mal. De plus en plus, de pire en pire. Et c’est ça le mieux. Ca te fait mal au point que ça te fait du bien. Et pourtant, tu perçois son petit soupir. Tu sens ses yeux se fermer sur ce regard troublé que tu connais un peu trop. Tu entends presque la masse de jurons que ta nouvelle absence a du susciter.
Es-tu réellement entrain de te mordre la lèvre inférieure ? Comme une de ces pucelles effarouchées par leur premier sexto dans des romans pour ados ?
Tu préfères t’éviter l’air railleur de Shana et range sagement ton portable.
Ce qui ne t’empêche pas d’afficher une moue pas particulièrement avenante. Certes, il était important que la Terre entière, ou tout du moins sa face criminelle, soit persuadée que vous êtes un couple, mais tu ne peux t’empêcher de croire que Lexi l’est encore plus. Alexis est plus importante que n’importe quoi. Sauf peut-être ta liberté. Et c’est bien ça tout le problème.
Tu croises le regard enthousiaste, ou plutôt pressant et impatient, de ta partenaire.
Et dire que c’était toi qui l’avait décidée à travailler en équipe sous cette couverture conjugale. Certes, c’était incroyablement drôle. Mais ça, c’était avant. Avant cette soirée. Et tous les jours qui l’avaient suivie. Avant Elle.
Tu soupires, elle t’envoie un coup de poing dans l’épaule. Une grimace et vous êtes partis.
La voiture, location dont le modèle changeait toutes les semaines, même lorsque vous ne voliez pas, rugit et s’enfonce dans la nuit déchirée par les néons de la Cité des Anges. Mais c’est à la lueur artificielle de ces étoilées imprimées sur le papier glacé des tabloïds que tu vas te chauffer les ailes. Tu sais déjà que tu lorgneras devant les bagues, toujours incertains dans tes envies. Dans tes besoins.
Evidemment, Shana a déjà tous les codes de sécurité. Toi, tu as coordonné le plan d’action et les cibles principales. Votre duo était imparable.
La ville défile en contrebas. Vous vous élevez sur les hauteurs des collines, et plus que jamais tu te sens plonger dans tes mensonges, franchir les abysses impalpables entre tes deux vies.
Et pour la toute première fois, tu sens les éclats des regrets qui perforent ton cœur.